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““3 mois sous silence””: et si on levait le tabou sur le premier trimestre de grossesse?

Justine Rossius


Dans son livre « Trois mois sous silence », Judith Aquien revient sur le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, soit durant le premier trimestre. Entre nausées, angoisses et mensonges, le livre propose une lecture féministe de ce tabou systémique.


Pour 85% des femmes, les trois premiers mois de la grossesse sont un enfer tant physique que psychologique, peut-on lire sur la quatrième de couverture de « Trois mois sous silence », le nouveau livre de Judith Aquien. Nausées, vomissements, fatigue extrême ou encore état dépressif étant cités parmi les symptôme les plus répandus. Or, c’est aussi durant ce premier trimestre, vécu comme le plus difficile, que les femmes sont tenues au silence et invitées à “prendre sur elle”. Quand je lance l’appel pour cet article, je suis surprise par la déferlante de témoignages que je reçois, soit autant de mères désireuses d’enfin pouvoir partager leur vécu refoulé de cette période.

Judith, 29 ans et maman d’un petit Charly, raconte cette fatigue extrême : « Je n’ai jamais ressenti ça de ma vie. Même ranger le lave-vaisselle me paraissait hyper compliqué. J’étais lessivée. Je pleurais pour un rien et mon compagnon avait du mal à me comprendre. Je me revois encore assise à table, à pleurer sans pouvoir expliquer pourquoi. C’était comme si le bébé m’aspirait toute mon énergie ». Même son de cloche chez Gwendoline, 33 ans : « C’est à ce moment-là que tu as besoin qu’on te laisse la place dans le métro, mais comme ton ventre ne se voit pas, personne ne se lève pour te la céder. On n’a pas le droit de se plaindre, ou de demander de l’aide pour s’occuper de notre premier enfant par exemple alors que les premiers mois sont les plus difficiles en termes de fatigue. »



Pamela, 34 ans, se souvient amèrement des nausées : « J’ai dû poser plusieurs fois des congés maladie, tellement j’étais mal physiquement. Je vomissais au moins 10 fois par jour. On te parle de nausées, mais on ne te dit pas que tu peux passer ta journée à gerber. À la fin j’avais développé une phobie du vomi.”. Louise, 31 ans, évoque une ‘gueule de bois constante’, en listant les symptômes : « vomissements à cause d’une odeur trop forte – qu’elle soit agréable ou non —, essoufflement après une volée d’escaliers, les seins qui poussent et qui font mal, un dégoût total pour des choses sans goût… comme l’eau plate. La fête quoi. » Une fête qui s’apparente donc à une gastro-entérite de douze semaines à peu près. Ces vrais maux, on en parle pourtant que très brièvement dans les livres consacrés à la maternité, on les minimise, on les surnomme « petites misères de la grossesse », « petits désagréments ».

Tout est petit, miniaturisé, comme dans le monde des Polly Pocket, à croire que les femmes en bonnes hystériques qui s’écoutent trop se font un monde de pas grand-chose”,


se révolte Judith Aquien, autrice du livre. Mais la gueule de bois n’est — rassurez-vous — pas automatique, d’autres femmes me témoignant d’un premier trimestre magique, sans symptôme. La grande loterie de la grossesse.



 

Le tabou de la fausse couche


Mais aux véritables difficultés physiques s’additionnent celles psychologiques, car cette barrière des trois mois n’est pas symbolique : elle est le délai à partir duquel, au cours d’une échographie, on voit que le fœtus n’a pas d’anomalies et que ça nuque est fine, signe qu’il n’est pas atteint de syndrome de trisomie 21. Autre risque : celui d’une fausse couche, drame d’ailleurs subi par l’autrice du livre elle-même. Or, une femme sur quatre est confrontée au moins à une fausse couche au cours de sa vie, entre 15 % et 25 % des grossesses donnent lieu à des fausses couches dans les 14 premières semaines d’aménorrhée. Mais ces drames sont passés sous silence, avalés par le tabou du premier trimestre de grossesse ; ce qui ne fait qu’aggraver les difficultés psychologiques.

D’ailleurs, rien que le lexique montre un tabou réel autour des fausses couches. « Parlons justement de ces périphrases pour désigner le risque d’un arrêt de grossesse sans le nommer : ‘en cas de mauvaise nouvelle’, ‘Si quelque chose devait advenir’, etc. écrit l’autrice. “Ces pudeurs sont si récurrentes qu’à force, elles donnent l’impression qu’en utilisant un vocabulaire concret, on s’expose à une malédiction, que moins on dira, moins on risquera.” Garder le silence reviendrait à taire le risque ; à le dissimuler, avec de réelle conséquence sur la perception des fausses couches puisque selon une enquête réalisée par l’Université de médecine Albert-Einstein de New York, 65 % des personnes interrogées pensent que la fausse couche est un fait très rare, ne concernant que 5 % des grossesse alors que 25% des femmes en ont vécu au moins une au cours de leur vie.

Lire aussi: Chaque minute, dans le monde, 44 femmes subissent une fausse couche.

Le tabou ne permet pas d’éviter le drame. Judith, 29 ans, nous explique avoir perdu ses jumeaux après neuf semaines de grossesse. Tombant à nouveau enceinte quelques mois plus tard de son fils, elle raconte avoir vécu un premier trimestre empreint d’une angoisse qu’on peut facilement s’imaginer : « J’allais à toutes mes échographies en étant super angoissée, et en pleurs dans ma voiture. Vu ce qui s’était passé pour ma première grossesse, ma gynécologue me permettait d’avoir des échographies régulières toutes les deux semaines: ça me permettait de me rassurer.” Ce stress latent, encombrant, elles sont nombreuses à vivre avec et ne pouvoir le partager qu’avec leur partenaire, la société leur demandant de ne pas en parler à leurs proches. Attention : ce secret gardé en tandem peut tout à fait ravir les futurs parents. Sarah, 31 ans : « C’est un moment qu’on partage à deux, et ça a aussi une part de magie. »  Mais de plus en plus de femmes décident de passer outre cette règle officieuse, comme Gwendoline, 33 ans, qui a  rapidement décidé de cracher le morceau à son entourage: “d’abord parce que ça me saoulait de faire semblant de boire (aha). Je l’ai dit à mes proches en me disant que de toute façon, j’aurais envie qu’ils le sachent si je perdais ce bébé.” Idem du côté de Pamela, qui, tellement à fleur de peau, décide de déclarer sa grossesse avant les 3 mois au boulot.

J’ai décidé de l’annoncer à 2 mois de grossesse après avoir crié sur mon boss. C’était une réaction disproportionnée de ma part, mais mon boss s’est excusé. Il pensait que je frôlais la dépression alors que j’étais juste enceinte et que mes hormones me jouaient des tours. Cette idée qu’il ne faut rien dire avant les 3 mois, c’est du bullshit.


Ça contribue, selon moi, à renforcer les tabous liés aux fausses couches. Comme si c’était la honte. Mais en fait une grossesse ça ne fonctionne pas forcément du premier coup dans la plupart du cas. Et très franchement, si j’avais perdu mon bébé dans les 3 premiers mois, je préfère que mes proches le sachent plutôt que de le vivre toute seule. En fait le problème, c’est qu’on a l’impression que les 3 premiers mois ne comptent pas alors que ce sont le plus pénibles. »

Sarah, 31 ans, va même plus loin en nous expliquant que les mois pré-grossesse ont également une pénibilité taboue : « Chaque mois, on angoisse à l’idée d’avoir ses règles. C’est une période stressante où on se remet énormément en question dans le couple, où on s’interroge sur sa santé. » Tout se passe comme si les femmes tombaient enceinte avec une facilité déconcertante et vivaient leur grossesse au pays des merveilles.

Vers une libération de la parole


Invisibilisation, minimisations des difficultés sont autant de points dénoncés par l’autrice du livre, qui pointe aussi du doigt, par conséquent la non-prise en charge — RH, médicale, psychologique… — des femmes pendant ce tiers de leur grossesse, à la faveur de l’injonction de ne pas en parler. Un manque de prise en charge couplé à un néant administratif : en France, ce n’est qu’après l’échographie des trois mois que la grossesse est officialisée auprès des administrations médicales. La période précédent ces trois mois s’apparente à une zone grise, sans réelle existence sociale, et par conséquent prise en considération dans le domaine professionnel notamment, où nombreuses sont les femmes à devoir se cacher pour faire une micro-sieste ou un petit vomi matinal (ou les deux pour les plus chanceuses). L’autrice du livre évoque, acide, une société impeccablement organisée « pour que les femmes la bouclent, au moins jusqu’à la validation médicale de leur contribution au renouvellement de l’espèce — c’est-à-dire à la fin de ce premier trimestre de grossesse qui n’a de raison d’être proclamé aux oreilles du monde que s’il est tamponné ‘utile’. » Ne pourrait-on pas imaginer de mettre les patrons dans la confidence, en les tenant au secret professionnel, afin d’aménager des solutions pour la femme enceinte ? Pousser plus loin la recherche de médicaments pour atténuer les symptômes ? Imaginer une prise en charge psychologique plus importante pour les fausses couches ?

La grossesse est certes magique, mais elle n’est pas « que » magique. Faire croire aux femmes qu’elles doivent s’émerveiller devant le moindre changement de leur corps, c’est les soumettre sournoisement à une culpabilisation qu’elles doivent déjà endurer dans bien d’autres domaines. Ne pas parler des fausses couches, c’est enfoncer les femmes qui les subissent dans une impression honteuse « de ne pas être capable d’enfanter ».  Sortir de ces tabous, c’est permettre aux concernées de vivre ces épreuves de manière plus sereine. C’est leur donner le droit, aussi, de devenir mère sans renoncer à leur place d’être humain.

Le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, Trois mois sous silence, Judith Aquien (ed. Payot), 16 € à la Fnac (ou dans toutes bonnes librairies).



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