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Le look no make-up est un marqueur de classe subtil DR Montage Flair photos Getty Images
Le look no make-up est un marqueur de classe subtil DR Montage Flair photos Getty Images

Le piège du look no make-up et ““beauté naturelle””

Kathleen Wuyard

Hier encore vu comme l’apanage des filles qui ne s’en faisaient pas tant pour leur apparence, le look no make-up est aujourd’hui devenu un idéal prisé, que beaucoup tentent de perfectionner. Même si le rendu final est un leurre, aussi coûteux en temps qu’en argent.

La première erreur à ne pas faire est de confondre “no make-up” et visage dénué de maquillage. Car contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer aux non-initié·e·s, cette tendance ne consiste pas à ne pas se maquiller, mais bien à le faire de la manière la plus subtile possible, avec force soins au préalable, pour entretenir l’illusion que ce teint unifié, cette mine glowy et ces sourcils qui encadrent parfaitement le regard, c’est uniquement à Mère Nature qu’on les doit.

La seconde erreur consiste à penser que par définition, qui dit maquillage subtil dit aussi gain de temps devant son miroir et gain d’argent au moment de refaire son stock de produits. Aussi exigeant pour le budget beauté que pour des routines matinales déjà suffisamment chargées comme ça, le look no make-up, quand il est réalisé dans les règles de l’art, est autant un marqueur de classe que le logo (ou plutôt, son absence, les vrais savent) qui orne un accessoire ou bien la nuance choisie chez le coloriste.

Car si cet idéal de visage dépouillé frais comme la rosée n’a pas encore été affublé d’un sobriquet similaire à celui du ‘blond cher‘, dont les reflets lustrés et les retouches régulières sont un indicateur du pouvoir d’achat de la personne qui l’arbore, ne vous y trompez-pas: loin d’être libératrice et unificatrice (“tou·te·s bien dans notre peau!”), la tendance est aussi clivante que confrontante. C’est qu’à moins d’avoir tout au plus une petite vingtaine d’années, la chance d’avoir remporté un grain de peau parfait à la loterie génétique ou suffisamment de temps et de budget disponibles pour prétendre y arriver, le no make-up risque bien de vous donner des envies de maquillage à la truelle pour cacher la misère.

Pas un mensonge, mais pas non plus la vérité

Dramatiques, nous? Peut-être. Reste qu’en 2018 déjà, “The Cut”, le pendant lifestyle de “New York Magazine”, dénonçait le big lie‘ masqué par une tendance qui prétend pourtant ne rien cacher, juste sublimer ce qui est déjà là. Sauf que la sublimation en question prend parfois des extrêmes plus ahurissants que la quantité de produits portée par certains candidats de la Drag Race.

Mère Nature étant tout sauf universellement magnanime, celles et ceux qui peuvent se le permettre n’hésitent ainsi pas à lui donner un petit coup de pouce, sous couvert de célébrer leur “beauté naturelle” qu’ils ne cachent plus sous une double couche de fond de teint et autres correcteurs. Mais qu’ils tartinent de produits, Shay Mitchell ayant ainsi confié au “Vogue” US sa routine belle peau en 58 (cinquante-huit) étapes.

Ou bien à l’image de certaines des mariées qui témoignent dans ce reportage sur leur choix de ne pas se maquiller le jour J, mais de faire venir leur esthéticienne et une valise de produits sur les lieux de leur mariage à l’étranger. Et Jessica Teas de dénoncer dans “The Cut” le fait que la tendance ne désigne pas le fait de sortir de chez soi libre de tout produit, mais bien de ne plus sortir de chez soi sans avoir remis sa peau entre les mains expertes de professionnels de la beauté, payés grassement pour lui donner la souplesse irrésistible de celle d’une petite fille riche.

Ce n’est techniquement pas un mensonge de dire que cette tendance implique de ne pas porter de maquillage, mais qui base ses jugements sur une technicité? Les tricheurs et les foireux, voilà qui” tempête Jessica Teas.

Deux ans avant son exposé, une autre journaliste américaine, Molly Shea, soulignait déjà non sans ironie que “le mouvement no make-up est super – si vous êtes jeune et riche”. “Obtenir la complexion radieuse des célébrités demande beaucoup de temps et d’argent, surtout si vous n’êtes pas une célébrité ou une vingtenaire au teint de pêche” met-elle encore en garde. Tandis que Lauren Dado, une consoeur basée à Singapour, rappelle que “no make-up ne veut pas dire no skin care, au contraire. Vous êtes même susceptible d’avoir besoin de tout un arsenal de produits pour exfolier, hydrater et sublimer votre peau, avec, au final, une addition bien plus élevée que pour vos produits de maquillage préférés”.

Getty Images

Autre reproche? Alors même que la tendance représente un investissement conséquent en termes de temps et d’argent, jusqu’à éclipser celui consacré à une approche plus travaillée du maquillage, elle est montrée en exemple d’authenticité, avec tout ce que cela implique comme jugements de valeur.

C’est une approche qui sous-entend que prendre méticuleusement soin de sa peau est plus vertueux que d’utiliser du fond de teint ou du blush. L’idée est qu’un teint lumineux obtenu à l’aide de maquillage est faux, tandis que si c’est par le biais d’une routine beauté rigoureuse, c’est authentique” rage Jessica Teas.

Et elle n’est pas la seule à dénoncer cette approche biaisée de la beauté. “Ironiquement, le look no make-up implique autant d’étapes, voir plus, que l’obsession des années 2000 pour le contouring, tout en étant considéré comme moralement supérieur” s’amuse Cazzie David, soulignant qu’avant, au moins, “si vous suiviez les dix étapes du tuto, vous pouviez espérer approcher du résultat final. Maintenant, après 58 étapes pour un teint “glowy et naturel”, vous ressemblez juste à une version de vous-même qui a été prise dans une bourrasque de vent et tartinée de lubrifiant”.

Et d’ajouter que “si vous avez la peau grasse et que vous vous dites que l’heure est venue de la laisser vivre sa vie en paix, vous vous trompez. Il s’agit de répliquer la brillance à l’aide de pléthore de produits, parce que sur une personne attirante, une peau faussement grasse est qualifiée de “lumineuse” et “chère”, ce qui n’est pas le cas autrement”.

Notre obsession pour la “beauté naturelle” peut sembler moins toxique que notre fixation sur la maigreur extrême ou sur des corps irréalistes, dotés d’une taille de guêpe et de fesses rebondies, mais soyons clairs: tout modèle qui nous fait nous sentir “pas assez ceci” ou “trop cela” est toxique” assène Cazzie David.

D’autant que le piège le plus pernicieux du #nomakeup n’est pas tant qu’il coûte une blinde à répliquer et implique de passer pas mal de temps à se scruter (et purifier, hydrater, exfolier, palper, bichonner...) les pores mais bien que l’objectif ultime de tous ces efforts et d’assurer de son ton le plus convaincant qu’on n’en a fait aucun, justement.

L’inaccessible étoile

Ainsi que le souligne Rosanna Smith, auteure principale d’une étude de l’Université de Géorgie publiée récemment dans le “Journal of the Academy of Marketing Science“, “le mouvement no make-up assure être libérateur et rendre leur pouvoir aux femmes, mais nos recherches démontrent que c’est tout le contraire qui se produit et qu’il exacerbe les tensions auxquelles chaque femme doit déjà faire face”. Soit, d’un côté, la pression à maintenir certains standards de beauté et à être conventionnellement séduisante, et de l’autre, la moquerie et le mépris qui les attendent s’il est perçu qu’elles y arrivent par le biais d’artifices tels que le maquillage. Avec, au centre, des femmes dont la “beauté naturelle” ne ressemble pas aux standards acceptés, et qui sont confrontées à la frustration d’être jugée à la fois par leurs pairs aux pores resserrées et au grain de peau unifié si elles osent le maquillage, et par le reste de la société (ou presque) si elles optent pour le naturel quitte à montrer au monde un visage marqué de cicatrices, d’acné ou, Dieu les garde, d’une zone T luisante sans que cela soit dû à un produit “dewy“.

Entre complexes exacerbés, fracture sociale ostensiblement creusée et autres réjouissances, dire adieu au maquillage semble loin d’apporter la libération promise par les innombrables posts de converties aux joues roses parsemées de taches de rousseur sur les réseaux. Et il n’y a pas de quoi s’en étonner: “chassez le naturel, il revient au galop”, veut l’adage. Or ici, cette idéalisation d’un naturel inaccessible n’est jamais qu’une manière détournée de rétablir l’ordre qui régit les relations humaines. À l’heure où l’accès au maquillage et aux produits de beauté est plus démocratique que jamais, leur utilisation correcte n’étant plus le privilège des make-up artists et des initié·e·s mais bien accessible à tous grâce aux tutos, glorifier une apparence réservée aux jeunes, aux nantis ou aux gagnants de la loterie génétique (voire, de préférence, les trois) est une manière de redessiner une frontière nette entre les classes. Et de rappeler que quand il s’agit d’appartenance, il n’est pas si aisé que ça de se mettre dans la peau de l’autre – surtout si celle-ci est le résultat d’heures et de milliers d’euros de traitements esthétiques.

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