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““Mon corps, mon choix””: deux femmes racontent leur décision d’avorter

La rédaction


2020 a marqué les 30 ans de la mise en place de la législation sur l’avortement. Une loi qui a suscité beaucoup de controverses ces derniers mois. Mais mis à part les nombreux débats politiques sur l’aspect légal de l’avortement, le sujet est malheureusement passé trop souvent sous silence. Un tabou que Flair veut briser, en donnant la parole à deux jeunes femmes pour qu’elles aient enfin un espace où parler, ressentir et être dans leurs droits, sans préjugés.

Lina, 23 ans, a avorté à l’âge de 21 ans


« ‘Ai-je fait le bon choix ?’ ‘Suis-je une mauvaise personne ?’ ‘Est-ce que je mérite encore d’être maman un jour ?’ Ces questions me hantent ­encore. Depuis que j’ai avorté, il y a trois ans, ma vie a changé. Je suis encore dans ce conflit : je sais qu’à ce moment-là ma décision était fondée, mais je ressens encore ce vide énorme, de l’amour pour cet enfant qui n’est pas là, un sentiment de culpabilité et l’impression d’être ­totalement seule avec mes émotions.

Un problème à résoudre


Lorsque je leur raconte que j’ai avorté en 2017, les gens me demandent souvent si j’ai mal pris ma pilule.
La réponse est non. J’ai toujours été très attentive à ma contraception, mais je suis tombée dans le 1 % de ­malchance brutale. Voilà l’un des nombreux préjugés auxquels on fait face en tant qu’adulte, lorsqu’on se retrouve face à ce choix déchirant : c’est forcément de votre faute. Et même si problème il y avait eu dans la prise de pilule, on est quand même deux à faire un enfant. Or combien d’hommes et de femmes connaissent réellement bien la ­notice de leur contraception ? Qui sait par exemple que la pilule n’est plus sûre si vous avez eu de la ­diarrhée ou que vous avez vomi une fois et qu’il existe toujours une petite chance que vous soyez fertile ? ­

Pointer du doigt est facile, mais ­aucune femme ne choisit de tomber enceinte de manière imprévue et de devoir faire face à ce choix. Cette décision est bien souvent sous-estimée.


Même mon copain l’a perçu comme ça. Lorsque je lui ai dit que j’étais enceinte, il ne voyait qu’une option. Ma grossesse était un ­problème qu’il fallait résoudre. ­Envisager l’avortement de manière aussi brutale et rationnelle peut ­fonctionner si vous êtes une personne externe, mais en tant que femme, quand vous sentez que tout votre corps est en train de changer, vous ne devriez pas avoir à faire ce choix du jour au lendemain. J’ai l’impression qu’il fallait que j’avorte. Mon copain a très vite pris rendez-vous à la ­clinique et a presque décidé pour nous deux que garder l’enfant n’était pas une option.



Comme je ­savais que ma vie n’était pas assez organisée pour gérer la situation en tant que mère célibataire, je l’ai suivi dans sa décision et j’ai mis la relation qu’on avait en priorité par rapport à l’enfant à naître. À mon travail aussi, les gens n’étaient pas très ­compréhensifs et ils n’avaient que des arguments rationnels pour que je me fasse avorter. Comme l’avortement est un sujet tabou et que j’avais honte de la situation, je n’ai osé en parler à personne d’autre. Pas même à ma mère et à mes sœurs.

« Fais un effort pour avoir l’air plus joyeuse ! »


Je ne saurai jamais avec certitude si ma décision aurait été différente si je leur en avais parlé. Ce qui aurait ­certainement changé, c’est que je ne me serais pas sentie aussi seule dans ce processus. J’aurais peut-être aussi mieux accepté ma décision ­finale, et j’aurais pu compter sur leur soutien après l’opération. Lorsque mon ­avortement s’est enfin terminé, au bout de trois heures, j’étais désespérément seule. Jamais je ne m’étais ­sentie aussi seule et ­aussi triste de ma vie. Et le jour d’après, je devais retourner au travail, tout simplement, comme si de rien n’était. Parce que si vous n’osez le raconter à personne, vous devez aussi continuer votre vie. Au travail, on m’a même dit que je devais faire un effort pour être plus joyeuse, parce que les clients ne devaient pas remarquer que j’étais triste.

Vivre avec ce choix


Pendant six mois, j’ai essayé de mettre tous mes sentiments de côté, jusqu’à finir totalement épuisée et à ne plus être capable d’aller plus loin. Ce n’est qu’à ce moment-là que je l’ai dit à ma mère. J’ai enfin eu l’espace nécessaire pour raconter mon histoire et partager ma tristesse. Penser qu’on ne doit pas faire son deuil après un avortement est une énorme erreur. Oui, j’avais moi-même fait le choix d’interrompre ma ­grossesse. Mais cela ne change rien au fait que j’ai perdu quelque chose à ce moment-là. Quelque chose ­auquel je m’étais ­attachée, pour ­lequel je ressentais de l’amour. Est-ce que je me sens comme une meurtrière ? Non. Est-ce que je me sens à la hauteur de mon choix ? Non plus.

On n’oublie jamais


Comme peu de gens me donnent la possibilité d’être triste à cause de ma décision, je me pose souvent des questions. ‘Est-ce que j’exagère ?’ ‘Est-ce que j’ai le droit de ressentir tout ça ?’ ‘N’est-ce pas de ma faute ?’ En plus, les gens comprennent ­rarement que l’avortement n’est pas juste une affaire réglée une fois la procédure terminée. Le choix de l’avortement a eu un impact ­considérable sur qui je suis et sur ce que je ressens. Je le porte avec moi tous les jours. Lorsque les gens autour de moi oublient, ça génère souvent des situations très conflictuelles. ­Par exemple, la grossesse de ma sœur a été célébrée comme étant ‘la première grossesse de la famille’, alors que moi aussi, j’ai été enceinte. Mais les gens n’en tiennent pas compte, parce n’y a pas eu de bébé. Et même si mon copain m’a vraiment soutenue dans la période qui a suivi l’opération et que cela nous a même rapprochés, cette expérience est ­aussi classée pour lui.

Je dois ­apprendre à lâcher prise et à avancer dans ma vie, mais pour moi, cette vie n’est plus du tout la même qu’avant.Il y a quelque temps, j’ai demandé l’échographie à la clinique . Un choix conscient, parce que j’ai besoin que ce soit ­tangible. Parce que je ne veux pas oublier.


Parce que ce que j’ai vécu laisse un traumatisme en moi. Avec cette interview, je veux faire ­passer ce message important. Je veux donner une chance à toutes les femmes qui ont eu ou auront à faire ce choix : vous pouvez faire votre propre choix, vous n’avez de compte à rendre à personne. C’est normal de ressentir ce que vous ressentez. C’est normal de vouloir partager votre ­expérience et vos sentiments. Et c’est normal d’avoir besoin de temps. »

Anke, 37 ans, a avorté à l’âge de 34 ans


« J’avais 34 ans, j’étais maman d’un petit garçon en pleine santé et je ­désirais avoir un autre enfant quand j’ai fait le choix d’interrompre ma ­deuxième grossesse. Contrairement à ce que la plupart des gens pensent, je n’ai pas fait ce choix dans mon propre intérêt. J’avais vraiment envie de devenir maman à nouveau, mais la relation avec mon partenaire était très fragile. Bien qu’animée par mon instinct maternel, j’ai su à ce moment-là que je ne serais pas en mesure d’offrir à ce second enfant la ­meilleure éducation possible, et j’ai donc fait un choix difficile dans ­l’intérêt du fœtus que je portais.
Après la naissance de notre premier enfant, mon ex et moi avons décidé d’opter pour le ­préservatif comme moyen de contraception. Je ne ­voulais plus prendre d’hormones et ça m’a fait du bien. Mais comme tous les contraceptifs, le préservatif n’est pas sûr à 100 %. Je l’ai compris en ­reconnaissant tous les signes de ma première grossesse. Cette ­prémonition s’est confirmée lorsque j’ai fait mon premier test de ­grossesse. Puis j’ai joué cartes sur table avec mon ex : ‘je ne veux pas que tu te sentes rejeté, mais je ne peux pas continuer comme ça.’ En prononçant ces mots, la situation est devenue très concrète et tout à coup, la gravité de cette décision m’a submergée.

Une lutte intérieure


Dans les jours qui ont précédé mon premier rendez-vous au centre d’avortement, j’ai éprouvé un ­mélange de sentiments : honte, culpabilité, doute, instinct maternel. Une véritable lutte intérieure à ­laquelle j’étais confrontée à chaque minute de la journée. Lors de mon premier rendez-vous au centre, j’ai parlé avec un psychologue. Pour elle, il a directement été clair que nous ne devions pas parler de contraception, mais plutôt des conséquences du choix qui se présentait à moi et de savoir si j’étais prête à les supporter. C’était une conversation très ouverte et respectueuse. Avec le médecin qui a ensuite fait la première ­échographie, les choses se sont ­malheureusement passées très ­différemment. Cet homme a trouvé nécessaire de me faire savoir que mon choix du préservatif était très ‘anti-hommes’ et que je ferais mieux d’y réfléchir pour l’avenir. Il a abordé toute la situation en se basant ­entièrement sur son propre ego et sur sa masculinité. En tant que femme, je ne me suis pas du tout ­sentie reconnue et j’étais très en ­colère après cette consultation. Ce n’était ni le lieu ni le moment pour
cet homme de juger cet aspect de mon histoire. Comme je n’étais qu’à 6 semaines de grossesse, on m’a dit que je devrais encore attendre 14 jours pour ­l’opération, parce qu’il y avait des cas plus urgents en attente.

Même si dans votre tête vous ­savez que vous avez pris la bonne ­décision, cela ne veut pas dire que vous arrêtez d’être enceinte. Pendant deux semaines ­supplémentaires, je me suis sentie ballottée de toutes ­les manières ­possibles dans mon ­processus ­décisionnel. J’étais constamment aux prises avec un énorme sentiment de culpabilité.


J’avais aussi honte, parce que ­beaucoup de femmes de mon ­entourage n’arrivaient pas – ou ­difficilement – à tomber enceinte alors qu’elles avaient très envie d’un enfant. Et ce, pendant que j’attendais qu’on interrompe ma grossesse. Sans parler de la peur du jugement. Je n’osais pas parler de mon histoire et je me sentais incroyablement ­vulnérable. Je n’ai pas osé en parler à mes parents. Je savais qu’ils ­attendaient impatiemment d’avoir un deuxième petit-enfant. Ce que je leur refuserais avec la décision que j’avais prise. J’ai du mal à mettre des mots sur ce que je ressentais. Mon choix me semblait à la fois bon et mauvais. Le jour de mon opération, une infirmière m’a dit quelque chose qui m’a incroyablement aidée à l’époque : ‘Sachez que personne ne vient jamais ici avec l’idée que son choix est totalement juste. Ce ­moment n’arrivera pas.’ Cette idée m’a donné le courage de suivre ma conviction et de subir l’opération.

Pouvoir faire son deuil


Après l’opération, j’ai été renvoyée chez moi avec un certificat médical valable pour seulement deux jours. Cela en dit long sur la vision de ­l’avortement dans notre société. En tant que femme, lorsque vous avez pris cette décision, vous êtes censée rentrer chez vous avec tout ce fardeau sur vos épaules. Et, dans les jours qui suivent, vous devez continuer à être partenaire, mère et employée. Comme si ce que vous aviez vécu était quelque chose de banal, que vous deviez oublier après deux jours et faire comme si de rien n’était. J’aime autant vous dire que la réalité est très différente et que – du moins pour moi – il y a vraiment eu un avant et un après. Après l’opération, j’ai eu des complications et j’ai dû subir une ­opération pour me retirer un bout de placenta. Là, c’est devenu trop ­difficile pour moi et j’ai accepté ­l’invitation d’une organisation qui conseille les personnes qui tombent enceinte de manière imprévue.

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Cette association a fait une chose quel’on fait peu dans notre société : ­reconnaître les sentiments et le ­processus de deuil associés à l’avortement. Là, j’ai rencontré des femmes de toutes les générations ­et de toutes les couches de la ­population. Des femmes qui, pour toutes sortes de raisons différentes, ont pris cette décision et ont dû ­apprendre à la gérer à leur manière. J’ai de la chance d’avoir un grand filet de sécurité et d’avoir pu entre-temps parler ouvertement de mon ­expérience avec les gens qui ­m’entourent. Mais je sais très bien que certaines personnes pensent ­différemment. En particulier à l’ère du digital, on est beaucoup plus ­vulnérable. On a donné aux ­détracteurs en tout genre un forum pour condamner les gens qu’ils ne connaissent pas, comme si c’était leur droit. Et le fait que même la politique ne sorte pas du débat prouve ­d’autant plus qu’il y a encore ­beaucoup de préjugés dans notre société et que l’avortement reste un sujet sensible.

On vous dit en quelque sorte: ‘Si vous faites une erreur, vous devez en subir les conséquences’. Alors qu’une expérience aussi ­impactante que l’avortement a ­besoin ­d’espace pour permettre à la femme de faire son deuil, d’encaisser, de ­partager, de parler.


J’espère ­pouvoir faire ma part pour briser ce silence et faire en sorte que les gens réfléchissent avant de porter un ­jugement sur le corps, la vie de quelqu’un d’autre. »

ZOOM SUR L’AVORTEMENT


Si l’avortement ne reçoit pas ­l’attention qu’il mérite dans notre société, c’est non seulement parce qu’il est tabou, mais aussi parce qu’on le connaît mal. Nous avons consulté Luna, l’asbl qui coordonne les activités et actions des centres d’avortement en Flandre.

L’avortement en chiffres
Luna « Les chiffres absolus de ­l’avortement indiquent peu de choses. Par exemple, les chercheurs ont constaté que le ‘nombre absolu’ d’avortements par an a augmenté de près de 6 millions entre 1990 et 2014, principalement à cause de la ­croissance ­démographique. Pour donner une idée plus précise du nombre d’avortements, nous nous référons au chiffre de ­référence : le nombre de grossesses interrompues pour 1000 femmes âgées de 15 à 44 ans dans une zone géographique donnée ­pendant une certaine ­période. En Belgique, le taux ­d’avortement était de 8,2 en 2017. Cela signifie qu’en 2017, environ 8 avortements ont été ­pratiqués pour 1000 femmes. Une deuxième façon de comparer est de se baser sur le ratio d’avortement. Ce chiffre ­représente le nombre d’avortements par rapport au nombre total de ­grossesses. En ­Belgique, ce taux d’avortement était de 0,14 en 2017. Cela signifie qu’en 2017, 14 % des ­grossesses ont été ­interrompues. »

L’avortement en Belgique
Luna « La Belgique fait partie des 5 pays au taux d’avortement le plus bas. En 2017, 17.257 interruptions de grossesse y ont eu lieu. Mais il faut se méfier de l’interprétation d’un faible taux d’avortement. Un jugement ­moral bon ou mauvais est souvent associé à un taux ­d’avortement faible ou élevé. Mais est-ce bien juste ? Si un faible taux signifie qu’il y a eu peu de grossesses non désirées, on peut considérer que c’est un bon résultat. Mais si ce faible taux signifie que plus d’enfants non désirés naissent, alors c’est un mauvais résultat. »



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