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Ode au plaisir d'attendre DR Canva

Comment internet et les réseaux sociaux ont fait disparaître le plaisir d’attendre

Kathleen Wuyard

En amenant le monde entier, nos proches et tous nos désirs au bout de nos doigts, internet, les smartphones et les réseaux sociaux ont véritablement révolutionné nos vies. En faisant disparaître au passage une attente parfois salutaire, et le plaisir qui l’accompagnait.

C’est que quand on (les Millenials et leurs aînés) était plus jeunes, on attendait tout le temps. Il fallait attendre que notre clip préféré passe à la télévision, et que notre maman veuille bien nous acheter le single pour qu’on puisse écouter la chanson en boucle. On attendait avec impatience de nouveaux épisodes des dessins animés ou séries qu’on adorait, et si on avait beaucoup de chance, quelqu’un nous offrait la cassette pour notre anniversaire ou pour Noël. On attendait une occasion pour aller manger asiatique, et du moment où on enfilait notre manteau à celui où on arrivait au restaurant, l’excitation montait, culminant quand la serveuse posait une assiette de rouleaux de printemps croustillants devant nous. On attendait que notre copine rentre de son cours de danse pour pouvoir lui téléphoner, et plus tard, on devait attendre sagement que nos parents ne téléphonent pas pour pouvoir se connecter à internet, et attendre encore un peu qu’il se connecte dans un concert de “biiip”.

On attendait tout le temps, en résumé, mais même si ça pourrait sembler incroyable aux générations qui n’ont pas connu ça, on ne s’ennuyait pas, ou en tout cas, pas plus que maintenant. Parce que l’attente faisait partie du plaisir, et décuplait notre joie quand on obtenait enfin ce qu’on voulait. Et aujourd’hui, à moins de vivre loin de toute antenne internet et de refuser d’investir dans un smartphone, ce plaisir a complètement disparu de notre quotidien.

Satisfaction immédiate

Envie d’un chinois, d’une pizza ou d’une portion de sushis? Quelques clics, et une demi-heure plus tard grand max, quelqu’un l’apporte à notre porte. Pas besoin de sortir de chez soi, ni même de revêtir une tenue décente pour déguster notre repas. Votre BFF est joignable presque H24 sur son téléphone, et quand il ou elle ne répond pas, ce n’est pas grave, vous lui écrivez une tirade sur Messenger ou sur WhatsApp, avec la possibilité de savoir quand celle-ci a été lue – et de bouder/croire que l’autre boude si vous ne recevez pas immédiatement de réponse.

Les films ont à peine le temps de sortir au cinéma qu’ils sont déjà en ligne, il semble quasiment impossible de ne pas trouver une chanson sur Youtube ou en streaming (et si vous n’êtes plus certaine du titre, ce n’est pas grave, une app la retrouvera pour vous quand même) et non seulement on a un accès permanent et immédiat à nos proches, mais en plus, aux vies de parfaits inconnus dont on espionne les assiettes ou les tenues. On n’attend plus jamais, et ce n’est pas aussi positif qu’il y paraît.

À la recherche du temps perdu
Alors qu’avant, on écumait les rayons à toute vitesse à la recherche d’un super DVD à louer pour la soirée, là, on reste une demi heure à zapper devant Netflix et à se plaindre qu’on a rien à regarder alors même que les options disponibles se comptent par millier. On a beau avoir accès à toutes la musique possible et imaginable, ça ne nous empêche pas de souffrir de paralysie musicale et d’écouter les mêmes chansons en boucle jusqu’à l’overdose. Et alors même qu’on sait toujours où et comment joindre nos proches, notre société est plus solitaire que jamais, tant et si bien que des apps pour se trouver des amis ont été lancées. Bien sûr, on n’arrête pas le progrès, et il ne s’agit pas ici de prêcher un abandon des avancées technologiques, mais en rendant tout accessible tout de suite, la technologie nous a privés d’une part essentielle de nous même. Et alors même qu’avant, on attendait de manière résignée la bonne dizaine de minutes qu’il fallait avant que notre modem ne daigne se connecter, aujourd’hui, si notre téléphone a l’audace d’être en edge 30 secondes, on a envie de le balancer par la fenêtre.

La solitude des réseaux sociaux

Et nos interactions aussi en pâtissent. Il y a peu de chance que la génération de nos parents se téléphonait toutes les 5 minutes pour annoncer “je m’ennuie”, ‘j’ai faim'”, “ugh, mon boss est trop pénible aujourd’hui”. Sans surprise, les repas étaient forcément un peu plus animés, parce que le soir, quand on retrouvait sa moitié, on avait plein de choses à lui raconter, faute d’avoir eu une conversation sur Messenger toute la journée. Et le fait d’attendre de les raconter ajoutait à la maison une certaine excitation. Pareil pour les soirées entre copines, où c’était à qui parlerait le plus fort pour pouvoir raconter ses derniers potins en premier. Aujourd’hui, on a plus de 800 amis sur Facebook et autant de followers sur Instagram, et pourtant, on ne se sent pas forcément plus ou mieux entouré pour autant. Ainsi que le souligne le psychiatre Serge Tisseron,

Si le sentiment de solitude peut amener à s’engager sur les réseaux sociaux, cet engagement peut aussi réduire la possibilité d’une rencontre réelle. Le temps dépensé à y cultiver de nombreux « amis » empêche d’autant la recherche d’une relation privilégiée dans la réalité. Dans la relation amoureuse, l’individu se sent exister plus intensément parce qu’il est convaincu que son amoureux(se) pense sans cesse à lui. Au contraire, dans les nouveaux réseaux sociaux, l’individu se sent exister intensément parce qu’il imagine qu’un grand nombre de gens pensent à lui de temps en temps.

Et au-delà de l’impact sur les relations interpersonnelles, l’immédiateté fournie par Internet et les réseaux sociaux nous prive également d’un élément extrêmement important de notre développement: l’ennui.

Parce que qui dit attente, forcément, dit un peu ennui aussi. L’ennui des après-midi de notre enfance, passés à végéter dans le canapé en attendant que soit enfin diffusé “notre” dessin animé. L’ennui de l’attente du bus sans smartphone pour surfer sur internet jusqu’à ce qu’il arrive, et l’ennui de devoir attendre que notre pote rentre de vacances pour papoter avec elle. Un état d’esprit pas forcément toujours agréable, mais pourtant nécessaire, car à petites doses, à petites doses, il permet de développer notre imagination, la créativité, mais aussi la connaissance de soi. Alors sans devenir une ermite pour autant, ni renier totalement la technologie et ses effets majoritairement positifs, on redécouvre les joies d’attendre, et même de s’ennuyer parfois. Promis, ça ne tue pas, la preuve, on y a survécu pendant des années et ça a fait de nous en partie la personne qu’on est aujourd’hui.

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