Avec Minuit une, Amel Bent signe peut-être son album le plus intime. Thérapeutique pour elle, il l’est aussi pour celles et ceux qui l’écoutent tant les thèmes puissants qu’elle aborde avec une sincérité désarmante (maternité, deuil, couple, charge mentale, transmission) résonnent en nous. Amel nous ouvre son cœur et apaise ainsi le nôtre.
Vous avez débuté l’écriture de cet album accablée par la tristesse que vous a causée la disparition de votre grand-mère. Comment allez-vous aujourd’hui?
« Mieux. Le deuil de ma grand-mère a bouleversé ma vie et donc forcément mon art, puisque je chante ce que je vis. Avant qu’elle ne tombe malade, j’étais joyeuse. Je venais d’avoir un bébé, ma précédente tournée avait très bien marché, j’avais envie de réinjecter toute la force qui m’habitait dans de nouveaux projets, mais ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai perdu le pilier de ma famille et ça a été la pire année de ma vie… mais aussi la plus belle. J’ai l’impression, qu’en partant, elle a changé quelque chose en moi à tout jamais, qu’elle m’a permis de mettre des mots sur mes chagrins antérieurs. Vous savez, quand elle est décédée, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à mes accouchements. Les médecins n’avaient plus de réponses à nous donner. Et je me suis dit qu’accompagner ma grand-mère jusqu’à la mort était aussi naturel que de mettre un enfant au monde. Tout est lié. Ça m’a fait beaucoup réfléchir. J’ai compris l’urgence de se soigner. Surtout avec la quarantaine qui arrive (sourire). »
C’est un cap qui vous effraie?
« Je n’ai pas peur de vieillir, j’ai peur de mal vivre. Je ne veux plus faire semblant que tout va bien, donner de la force aux autres et, dès que je claque la porte de chez moi, me retrouver seule avec les chagrins que je traîne depuis mon enfance. La tristesse fait partie de mon ADN. Je suis quelqu’un de profondément mélancolique. »
Sur La norme, vous chantez cette culpabilité qu’éprouvent toutes les mères à l’idée de transmettre leurs blessures à leurs enfants.
« Nos enfants nous feront un jour les mêmes reproches que ceux que l’on fait adultes à ses parents. Aimer, c’est une chose, mais j’essaie d’apprendre à aimer bien, à communiquer au mieux avec mes enfants pour qu’à 40 ans ils ne se retrouvent pas à devoir écrire des chansons sur ces blessures d’enfance qui ont conditionné leur façon d’appréhender la vie, le couple, la parentalité. »
Vous avez 2 filles et 1 garçon. Avant cette interview, vous m’avez confié que vous aviez peur d’avoir un petit mec. Pourquoi?
« Je n’ai pas eu mon papa et ça ne se passait pas forcément bien avec mon beau-papa. Ça a brisé quelque chose au niveau de ma confiance en moi. Comment m’aimer, alors que ceux qui étaient quelque part ‘obligés’ de m’aimer ne l’ont pas fait? Je me suis toujours dit qu’il ne fallait pas compter sur les hommes. J’ai mis tous mes espoirs sur les femmes parce que ce sont des femmes qui m’ont portée, qui m’ont accompagnée toute ma vie. Alors, quand je suis tombée enceinte, j’ai prié pour avoir des filles. Car je sais comment aimer, élever une fille pour qu’elle devienne une femme forte et solide. »
Vous êtes en couple depuis 14 ans. Votre époux vous a-t-il redonné confiance en l’homme?
« Petit à petit. Il est plus cool que moi, il n’a pas eu la même enfance, mais il a accepté mes traumatismes. Moi, j’ai toujours cru que notre histoire ne durerait pas, qu’un malheur nous attendait… Même après 3 enfants, je suis toujours habitée par cette crainte de ne pas avoir droit à l’amour d’un homme. »
Pourtant, votre couple a traversé des épreuves et vous les avez surmontées.
« Parce que j’ai trouvé la bonne personne. Celle qui m’aime de la bonne manière, qui sait dire les choses qui m’apaisent, qui me rassure extrêmement bien, qui calme mes angoisses. Malgré tout, je me dis que ce qu’on vit est extraordinaire. Avoir un foyer solide, un mari gentil, aidant, respectueux… Ce n’est pas la norme pour moi, c’est une chance. Voir le père qu’il est pour mes enfants, ça me soigne. Je pourrais le regarder jouer avec eux pendant des heures. »
Sur Pourquoi tu restes, vous vous questionnez sur les raisons qui nous poussent à rester ensemble après autant d’années. Vous avez trouvé la réponse?
« C’est une question que j’ai réellement posée à mon mari après le décès de ma grand-mère. J’étais en deuil, fragile. Je me sentais isolée à l’intérieur de moi, je réfléchissais, je cheminais, ça a duré plusieurs mois. C’est dans ces moments douloureux qu’on a besoin d’être rassurés. Je me suis demandé si c’était l’homme de ma vie. Si, après autant d’années, on ne se mettait pas des œillères à tel point de ne plus voir si l’autre est réellement heureux. Est-ce que la personne en face de moi reste pour les enfants? Pour tout ce qu’on a construit? Par respect pour notre histoire? Par loyauté? Par fidélité? Plutôt que simplement par amour. Il m’a donné la réponse que j’attendais et j’ai réalisé qu’il n’était pas l’homme de ma vie, mais l’homme de ma mort. Plus on avance en âge, plus on réalise qu’il est important de s’entourer uniquement de ceux qu’on veut près de nous jusqu’à la fin de notre vie. On vise l’essentiel. »
Votre chanson, Décharge mentale, a bouleversé des milliers de femmes. Vous vous y attendiez?
« C’est ce que je recherchais. J’espérais ne plus me sentir isolée par rapport à ce que je ressentais. J’avais peur qu’on me dise que j’étais à côté de la plaque, mais en fait, on est toutes logées à la même enseigne par rapport à cette charge mentale, cette pression qu’on se met. On fait ce qu’on peut, on fait au mieux, mais ce n’est pas toujours assez. »
Au cours de votre carrière, on vous a reproché de ne pas être « assez ci », « assez ça »?
« Les critiques qui m’ont fait le plus de mal, ce sont celles qui touchaient à mon physique. J’étais déjà complexée avant d’arriver dans ce milieu. On m’a demandé de surpasser ces complexes, de me créer une image, alors que je n’étais déjà pas à l’aise seule chez moi face à mon miroir. Sortir Ma philosophie comme premier morceau, c’était ma façon de désamorcer le truc, de dire aux gens: ‘Je sais que je suis ronde, n’en faites pas un sujet.’ Malgré tout, ça a été un sujet… Il m’arrive encore d’être dure envers moi-même. Mais avec l’âge, la maternité, j’essaie d’avoir plus de tendresse pour ce corps qui a donné la vie, qui reste debout même quand je me sens épuisée. C’est le seul véhicule que j’ai depuis que je suis née et c’est avec celui-là que je vais partir. »
Aujourd’hui, vous vous aimez?
« Je m’aime mieux. Je ne m’aime plus pour les mauvaises raisons: parce qu’on m’applaudit, parce que je suis connue, parce qu’on me dit que je suis belle ou talentueuse. L’amour de soi, c’est un cheminement intérieur. Je m’aime pour la mère que je suis, la fille que je suis, la femme que je suis quand je rentre à la maison et que la porte se ferme. On ne peut pas juger quelqu’un sur la façon dont il se comporte à l’extérieur. On sait tous qu’on adopte un comportement différent pour être apprécié en société, pour se protéger aussi. On ne montre pas totalement qui l’on est, entièrement, avec nos défauts. Il n’y a qu’au sein de notre foyer, avec les gens qui n’attendent rien de nous et dont on n’attend rien, qu’on peut être complètement nous-mêmes. Et si ces gens-là t’aiment pour ce que tu es, c’est que tu as le droit de t’aimer, c’est que tu es quelqu’un de bien. Si même quand je ne fais aucun effort, je suis digne de leur amour, alors je peux m’aimer moi. »
Sur Comme je veux, vous dénoncez les injonctions faites aux femmes. De quelle façon les avez-vous ressenties?
« Cette chanson, elle est née d’un moment où je me suis auto-jugée. L’été avant la sortie de l’album, j’étais sur le tournage d’un film (Ma frère, prévu pour janvier 2026, ndlr) avec des jeunes filles de 20 ans. À un moment, je me lève de ma chaise pour aller les rejoindre danser. Et puis, je me suis rassise. Je me suis dit: ‘Qu’est-ce que les gens vont penser?’ Ça va me décrédibiliser. J’ai plus l’âge, je suis une mère de famille, j’ai laissé mon mari à Paris pour aller tourner un film alors, en plus, si je sors danser, qu’est-ce que ça raconte? Ça m’a fait de la peine car j’ai réalisé que ces injonctions, mêmes silencieuses, faites aux femmes m’atteignaient, alors que je pensais que ce n’était pas le cas. Je me suis empêchée de lâcher prise, d’être insouciante, de peur d’être jugée. Je suis rentrée chez moi et j’ai écrit ce morceau. Je danse comme je veux et personne n’a le droit de me juger sur un moment de vie alors que, 7 jours sur 7, 24 h/24, j’encaisse. J’avais besoin de le dire, de le signifier. »
Ce déclic vous a-t-il permis de vous affranchir complètement du regard de l’autre?
« Aujourd’hui, oui, j’oserais aller danser en étant complètement affranchie du regard des autres. Parce que mon mari sait l’épouse que je suis, mes enfants savent la mère que je suis, ma mère sait la fille que je suis… Après, moi, j’ai eu une éducation assez stricte, pas très permissive. Il y avait beaucoup d’interdits, de pudeur. Je n’ai jamais été une petite fille sage. J’ai toujours été rebelle, casse-pieds. Je n’ai jamais marché dans les clous. On ne m’a jamais fait faire ce que je ne voulais pas faire. Mais en parallèle, j’ai toujours voulu que mes proches soient fiers de moi. Donc, depuis que j’ai commencé ma carrière, je me bats entre cette envie de me la jouer comme Mariah Carey ou Beyoncé et le fait de ne pas décevoir ma famille. J’ai dû trouver l’équilibre entre cette envie de m’affranchir de tout et le fait de ne pas décevoir les gens que j’aime. Je ne veux pas leur donner l’impression d’avoir changé, d’avoir trahi leurs valeurs. J’ai juste envie d’être moi. »
Interview: Laura Vliex
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