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L’inquiétante étrangeté, ou pourquoi le déconfinement vous angoisse

Kathleen Wuyard

Il y a quelques semaines encore, vous auriez cru accueillir la nouvelle avec joie, et pourtant, entre crises de panique et refus systématique de toute invitation, il faut vous rendre à l’évidence: le déconfinement vous angoisse. Mais pourquoi, alors qu’il ne s’agit que d’un “retour à la normale”? Justement parce que la norme d’avant n’existe plus vraiment, et c’est bien ça qui est angoissant.


En psychanalyse, on appelle ça “‘l’inquiétante étrangeté”, du nom de l’essai éponyme de Sigmund Freud paru en 1919. Concrètement, l’inquiétante étrangeté est un phénomène angoissant, qui apparaît quand l’intime est soudain perçu comme inconnu, autre et étranger, jusqu’à en devenir effrayant. Par exemple, quand chaque sortie en public s’apparente à un jeu de roulette russe (“il n’a pas de masque! Il va me contaminer! On va tous mourir!”), que voir ces proches à la présence d’ordinaire si rassurante revêt un parfum de danger (“et si elle était porteuse asymptomatique du virus?”) et que le moindre acte du quotidien qu’on faisait hier encore, enfin plutôt début mars, sans réfléchir, est disséqué à l’extrême: vais-je attraper le Coronavirus si je touche les fruits au supermarché? En tapant mon code secret sur le terminal Bancontact? Tout ce qui était familier devient autre et source de bouffées d’inquiétude parfois extrêmes. Un sentiment que la psychiatre parisienne Martine Menès disséquait en 2004 déjà dans la Lettre de l’enfance et de l’adolescence.

Qui n’a jamais rencontré ce sentiment étrange et effrayant dans quelque situation pourtant familière? Quelque chose alors dépasse le sujet, quelque chose qui vient d’ailleurs, d’un Autre qui impose son obscure volonté”.


Et d’ajouter que “l’angoisse qui s’insinue, qui envahit de son malaise vague, renvoie à celle originaire du nourrisson, dépendant pour sa survie tant psychique que physique d’un extérieur qui lui échappe totalement”. Du jargon de psychanalyste?

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Plongée dans l’inconnu


Pas forcément: quand il s’agit de réapprendre les gestes du quotidien avec des mesures de sécurité ajoutées, pandémie oblige, n’est-on pas tous un peu renvoyés aux balbutiements de l’enfance? Pour Louise, copywriter bruxelloise, ce sont les réflexes lents à acquérir qui causent les bouffées de panique: “j’ai beau me le répéter 100 fois avant de quitter chez moi, je n’arrive pas à intégrer le fait que je ne dois pas me toucher le masque et encore moins le visage, même si j’ai chaud et que ça me gratte, et ne parlons même pas du gel désinfectant: je ne me rappelle jamais de l’utiliser et je me fais gronder devant tout le monde par les vigiles”. Charles, lui, est journaliste dans la région liégeoise, et aussi sociable qu’un célibataire fan de sports d’équipe peut l’être. Et pourtant, “alors même que techniquement, j’ai le droit de voir une “bulle” de quatre proches, je n’ai vu personne depuis que c’est autorisé. Il y a trop de variables inconnues, je ne contrôle pas les mesures de précaution que prennent les autres et j’ai bien trop peur que mes potes m’infectent”. Le comble pour quelqu’un connu dans sa bande pour ses mémorables soirées pizzas du dimanche, où il y a parfois près de 30 personnes à table.

Et pourtant, ce sentiment de repli est logique: Freud définit notamment l’inquiétante étrangeté comme ce qui se produit quand des convictions primitives dépassées, entre autres la superstition et autres troubles liés à l’activité fantasmatique, paraissent être confirmées. Soit, par exemple, quand vos cauchemars enfantins deviennent réalité et ressemblent au scénario d’un de ces thrillers qui vous a causé des mauvais rêves à l’âge adulte (coucou “Contagion”). Mais sachant que mettre un nom sur les symptômes ne diminue pas l’angoisse pour autant, comment faire pour faire face aux peurs du déconfinement? Il s’agit d’utiliser toutes ces règles nouvelles à votre avantage, et de s’en servir comme une soupape rassurante. Certes, elles prennent parfois un peu de temps à assimiler, mais elles ont été mises en place pour vous protéger, et il faut les voir comme telles. Surtout, éviter le repli: plus vous allez retarder le retour à la “normale”, plus celui-ci vous sera douloureux et pénible. C’est le principe même à l’origine de l’expression qui veut qu’on remonte immédiatement sur le cheval qui nous a fait tomber, car plus on évite de se confronter à quelque chose qui nous fait peur, plus cette peur augmente, parfois de manière irrationnelle.

Interviewée par Le Monde, la psychologue Catherine Belzung, professeure à l’université de Tours, se veut rassurante. “Les deux mois de confinement ont modifié notre cerveau et ont créé une forme d’apprentissage: nous avons appris que le dehors est « dangereux » et, à présent, il nous faut réapprendre qu’on peut se réapproprier l’espace public, mais de façon modérée”. Chacun pour soi, et masques pour tous.

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