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© GORIS, ARMENIA - OCTOBER 05: Families from the city of Stepanakert, fleeing the ongoing war in Nagorno-Karabakh, board a bus to Yerevan on October 05, 2020 in Goris, Armenia. Armenia and Azerbaijan continued trading attacks in and around the contested territory of Nagorno-Karabakh, a region recognized as part of Azerbaijan but which has been controlled by ethnic Armenians for decades. More than 220 people are reported to have been killed in the conflict, which has has caused thousands of civilians to abandon their homes. European leaders have pressed for a ceasefire, concerned that the conflict may draw in foreign powers like Russia, which traditionally backs Armenia, and Turkey, which supports Azerbaijan. (Photo by Brendan Hoffman/Getty Images)

Haut-Karabakh: 5 Arméniennes racontent la guerre qui s’y joue dans l’indifférence générale

Kathleen Wuyard

Alors que l’Occident tout entier a les yeux fixés sur les courbes d’infection au COVID et les débats annonçant les élections présidentielles américaines, à 5h de Bruxelles, un drame se joue dans le Caucase. Après des années d’instabilité et de tension, la guerre a repris entre Azerbaïdjan et Arménie dans le Haut-Karabakh, et avec un soutien de la Turquie, le conflit pourrait avoir des répercussions en Europe aussi. Prises dans la tourmente, cinq Arméniennes témoignent.


Imaginez que l’Allemagne et la Belgique se disputent les Cantons de l’Est depuis l’annexation de ceux-ci par cette dernière en 1920, après le référendum décidé dans la foulée du Traité de Versailles. Imaginez ensuite que cette contestation se fasse par le biais des armes, dans le bafouement le plus total des traités internationaux, poussant les populations de la région, mais aussi des régions alentours, à vivre dans la peur permanente du conflit. Transposez maintenant cette situation fictive à la région du Haut-Karabakh et vous obtenez le quotidien anxiogène des habitants de cette région du Caucase.Le Haut-Karabakh, également connu sous le nom de république d’Artsakh, est peuplé à plus de 95% d’Arméniens, et depuis la fin de la période soviétique, durant laquelle il a été annexé à l’Azerbaïdjan, il réclame son indépendance, ou tout du moins, son rattachement à l’Arménie. Une position contestée par l’Azerbaïdjan, dont l’armé fait régulièrement des incursions dans la région, alors même qu’un cessez-le-feu négocié par la Russie est en place dans le Haut-Karabakh depuis 1994. En septembre 2020, après des mois de tensions exacerbées entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, des combats ont éclaté, Stepanakert, la capitale, ayant été bombardée par les Azéris, qui pourraient compter sur le soutien de la Turquie. Et si le 28 septembre,  le Conseil de sécurité de l’ONU, réuni en urgence, a demandé la fin immédiate des combats, la situation ne montre pas de signes d’apaisement, dans une relative indifférence de la communauté internationale.

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Une région dont l’indépendance n’est reconnue par aucun membre de l’ONU, perdue dans le Caucase, grande de 11 430 kilomètres carrés et 149 000 habitants seulement, allons bon, on a d’autres chats à fouetter en ces temps de pandémie, d’instabilité politique en Belgique et d’élections sous haute-tension aux Etats-Unis, non? Peut-être. Mais si en Occident, la proximité prévaut, pour Mariam, Katya, Narine, Alice et Anna, la guerre dans le Haut-Karabakh est bien réelle. Arméniennes de naissance ou d’adoption, elles racontent l’afflux de réfugiés, l’incertitude, et puis la peur aussi.

Le Haut-Karabakh et la guerre aux portes de l’Europe


Si sur les réseaux sociaux, les publications taguées #karabaghisazerbaijan, avec plus de 11 900 photos et vidéos rien que sur Instagram à l’heure d’écrire ces lignes, pour Mariam, Katya et les autres, cela ne fait pas de doute: les Azéris bafouent les conventions internationales. Un point de vue que semble partager une partie de la communauté internationale, puisque tant l’ONU que les Etats-Unis et la France, sans oublier l’Union européenne ont appelé à la fin des combats dès les premières agressions fin septembre 2020. C’est que pour l’UE, la situation est particulièrement délicate, le conflit amenant littéralement la guerre aux portes de l’Union. Et compliquant encore un peu plus les relations avec deux pays: la Russie, d’abord, cette dernière étant une alliée historique de l’Arménie mais ayant pourtant décliné d’apporter son soutien, puisque les conflits “ne se déroulent pas sur le territoire arménien”, tout en vendant des armes à l’Azerbaïdjan. La Turquie, ensuite, avec laquelle la Russie s’est dite prête à collaborer pour “apaiser la situation”, et que le camp arménien accuse d’armer et de soutenir l’armée azérie. Pour Anna Hakobyan, une avocate arménienne de 38 ans, cela ne fait aucun doute: l’Europe devrait être bien plus inquiète de la situation qui se joue actuellement dans la région.

Le Caucase du sud est non seulement voisin de l’Europe mais aussi membre du Partenariat oriental, la politique de voisinage de l’UE. Sans sécurité ni stabilité dans cette région, les frontières de l’Europe, et donc l’Europe elle-même, sont compromises. Des centaines de civils ont déjà péri depuis la reprise du conflit, si des mesures immédiates ne sont pas prises pour mettre fin à ce bain de sang, cela pourrait donner lieu à un nouveau génocide arménien, et aux prémisses d’une nouvelle guerre mondiale. L’Europe ne peut pas se le permettre” – Anna Hakobyan.


Et l’Arménie non plus: Mariam, une maman de 34 ans installée dans la capitale de Yerevan, raconte pour sa part l’impact psychologique du conflit qui se joue à la frontière du pays. “La guerre nous impacte de nombreuses manières. D’abord, parce qu’on a très peur pour nos proches qui habitent la région, dont on voit les bombardements en boucle à la télévision. L’actualité est remplie des noms et visages des victimes et notre coeur saigne pour chacun.e d’entre eux, même ceux qu’on ne connait pas. Pour le monde extérieur, c’est un conflit autour d’un territoire, mais comme toujours, c’est une question de vies perdues. L’histoire de l’Arménie n’est pas simple, et il y a déjà eu une tentative d’annihilation de notre peuple il y a cent ans par l’Empire Ottoman. Alors qu’autant de civils que de soldats meurent, comment ne pas avoir le Génocide arménien en tête?”.

Lire aussi: 5 infos pour comprendre l’invasion turque en Syrie (et pourquoi on est concernées)

Des réfugiés du Haut-Karabakh arrivant à Yerevan, en Arménie – Getty Images

Souvenirs douloureux du Génocide


Katya, 33 ans, née en Sibérie et passée par l’Europe avant de prendre la tête d’une agence de voyage en Arménie, puis de fonder sa propre agence, était dans le Haut-Karabakh quand le conflit a démarré. Elle raconte le réveil terrifiant du 27 septembre avec le bruit des bombes, les dix jours qu’il aura fallu pour que de nombreux bâtiments, routes et infrastructures soient détruits, et tous ses proches restés dans la région et pour lesquels elle a chaque jour la peur au ventre. “J’ai beaucoup d’amis dans la république d’Artsakh, des gens gentils et courageux, parmi les personnes les plus honnêtes que j’aie jamais rencontrées de ma vie. Aujourd’hui, les hommes sont au front et les femmes sont coincées dans des refuges avec les enfants. C’est injuste, parce que tout ce qu’ils veulent, c’est de pouvoir vivre et travailler en paix et d’offrir un futur sûr à leurs enfants”. Originaire du Haut-Karabakh, Narine Ghazaryan, 39 ans, est professeur de droit européen en Grande-Bretagne, et a connu le conflit de 1992, après la déclaration d’indépendance de la région. Grièvement blessé lorsqu’une bombe a touché la maison familiale, le père de Narine est aujourd’hui forcé de se cacher dans la cave de sa maison, “et de revivre les horreurs et le traumatisme de la guerre”. Et si pour elle, la relative absence de réaction européenne peut facilement s’expliquer par la crise suscitée par la pandémie de Covid-19, Narine souligne également l’importance d’inverser la tendance.

C’est primordial pour l’Union européenne vu son rôle de leader régional et ses objectifs constitutionnels de veiller au respect des lois internationales et à l’obtention de la sécurité et de la stabilité” – Narine Ghazaryan.


D’autant qu’ainsi que le rappelle Narine, l’UE ne manque pas de leviers à utiliser envers les différentes parties concernées. Pour Mariam, le manque de réaction internationale rouvre d’anciennes blessures douloureuses. “C’est inquiétant pour nous, parce que personne n’a oublié que lors du Génocide arménien, les autres puissances ont simplement tourné le regard. Je m’étais toujours dit que c’était différent à l’époque, parce que les communications n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui, mais clairement, rien n’a changé”.

Ceux qui voient passer le conflit dans l’actualité se disent que c’est loin et que ça ne les concerne pas vraiment, sans comprendre à quel point la situation est grave, et surtout, à quel point elle pourrait rapidement se transformer en quelque chose de bien plus vaste qu’un problème régional” – Mariam.


Voiture détruite par des tirs de mortier à Tartar en Azerbaïjan – Getty Images

Du haut de ses 18 ans seulement, Alice Sharafyan a déjà la fibre engagée, et cordonne la communication pour l’organisation européenne AEGEE-Yerevan. Une évidence, pour celle qui a non seulement perdu deux oncles dans la première guerre du Haut-Karabakh, dans les années 90, et dont deux proches âgés de 18 et 20 ans ont perdu la vie depuis la reprise du conflit. “La guerre menace de changer la balance de pouvoir dans la région, avec des conséquences totalement imprévisibles, notamment en ce qui concerne l’Iran et la Turquie. Ce n’est pas un petit conflit régional mais bien une problématique qui concerne l’ensemble de la communauté internationale”. Pour Anna, il est “difficile de croire qu’un tel conflit puisse avoir lieu au 21e siècle”, la jeune femme condamnant l’absence de réponse internationale, à l’exception d’Emmanuel Macron, qui a réclamé “des explications” à la Turquie, alors que la Croix-Rouge a alerté sur le sort des civils “pris entre deux feux”, sans oublier ces nombreuses familles, dont certaines avec des bébés ou de jeunes enfants, “qui passent des jours et des nuits à s’abriter dans des sous-sols non chauffés”. Lors du dernier bilan officiel, le 2 octobre dernier, le bilan était de 190 morts, parmi lesquels 158 soldats séparatistes, 19 civils azerbaïdjanais et 13 civils arméniens.

Réfugiée du Haut-Karabakh à Yerevan – Getty Images

À l’heure d’écrire ces lignes, ils seraient plus de 260 à avoir péri. Un bilan qui pourrait grandement s’alourdir: “les Européens devraient s’inquiéter de ce que de petites démocraties soient menacées par de riches états totalitaires, met en garde Mariam. La Turquie a démontré à plusieurs reprises ces dernières années qu’elle avait une politique expansionniste, et en collaboration avec l’Azerbaïdjan, elle menace aujourd’hui la démocratie et les droits de l’Homme dans notre région. Une menace qui aura un impact direct sur l’Europe, non seulement parce que ça bafoue les valeurs européennes, mais aussi parce qu’une absence de réaction de la part de l’Union sera vue comme un signe de faiblesse, et un signal que d’autres territoires, Chypre par exemple, peuvent également être pris d’assaut”. Vendredi 2 octobre dernier, l’Union a pourtant fait savoir qu’il ne pourrait y avoir “aucune solution militaire au conflit ni aucune ingérence”. Lors d’une visite dans la région quelques jours plus tard, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a pour sa part appelé la communauté internationale à soutenir l’Azerbaïdjan. La veille, la France, la Russie et les Etats-Unis avaient conjointement qualifié le conflit de “menace inacceptable pour la stabilité de la région”. Sans prendre de mesures pour autant. “Si personne n’agit, l’Europe va se retrouver face à un désastre humanitaire” met en garde Katya. “C’est notre devoir de soutenir le droit des peuples à l’autodétermination et de les protéger de toute agression ou interférence militaire”. Un des principes fondateurs de la Charte des Nations Unies, qui inclut parmi ses objectifs celui de “développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes”.

 

 

 

 

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