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Pourquoi consulter des annonces immobilières est si addictif

Kathleen Wuyard

C’est une addiction qui transcende les âges et les classes sociales, qui peut frapper alors même qu’on n’a pas les moyens de s’y adonner, et qui, sans qu’on y prenne garde, prend rapidement énormément de temps: la consultation compulsive d’annonces immobilières. Mais pourquoi c’est si addictif, alors même qu’on n’a pas forcément envie de déménager? Enquête d’une accro qui essaie d’arrêter.


Ça peut surgir partout, tout le temps, surtout quand je ne m’y attends pas, et que ce n’est ni l’endroit ni le moment de faire ça. En rue, quand on est déjà pressés et que je regrette d’avoir mis des talons aiguilles pour courir sur les pavés. Au boulot, alors que ce n’est vraiment pas approprié. Pendant que mon mec me parle, et que toute mon attention devrait lui être consacrée. Soudain, mon pouls s’accélère, mon coeur palpite, je sais que je devrais résister, que ça me fait du mal, mais chaque fois, je craque et je regarde l’annonce de plus près, qu’il s’agisse de coller mon nez à une vitrine d’agence ou de cliquer sur l’une ou l’autre annonce apparue dans mon fil d’actualité. Je m’appelle Kathleen, j’ai 29 ans, et je suis accro à la consultation d’annonces immobilières. L’aspect le plus pervers de mon addiction? Je ne cherche même pas à acheter dans l’immédiat, mais quand même, je ne peux pas m’en empêcher. Et je suis loin d’être la seule dans le cas.

À force, c’est presque devenu un jeu avec mes proches, à commencer par mon frère. Plus jeunes, on s’échangeait des billes ou des cartes Panini, mais désormais chacun y va de sa petite collection de biens à acheter. “Tu l’as vue celle avec les deux salles de bains dans le quartier des Vennes?” “Oui mais moi je préfère celle à vendre deux rues plus loin avec le grand escalier en spirale”. C’est à qui aura repéré la pépite, celle qui provoquera un silence empreint de respect tant envers les propriétaires actuels que ceux qui ont les moyens de se l’offrir, sans oublier bien sûr, celui qui l’a dénichée. Et tant pis si souvent, les biens qu’on s’envoie sont quelques centaines de milliers d’euros hors budget: qui a envie de rêver devant une petite maison ouvrière aux murs tachetés d’humidité? Moi, en fait.

Regarder mais pas acheter


En véritable accro au “house porn”, je ne discrimine pas, et si mon mec avait reçu 1 euro chaque fois que je lui ai dit que “non mais avec un peu d’argent et d’huile de coude, cette maison-là, on en ferait un bijou”, on aurait depuis longtemps de quoi s’acheter une de ces imposantes villas 4 façades avec piscine et pierre du pays que je lui envoie à mes heures perdues. Enfant, je pouvais rêvasser pendant des heures et m’imaginer mille aventures rocambolesques, et rien n’a vraiment changé: il suffit que je tombe sur une annonce et j’imagine immédiatement comment on la décorerait, conjurant des images mentales où je déambule dans les pièces avec mon mec, “et là tu vois, on ferait un coin petit-déjeuner, puis ici on pourrait faire un bureau-bibliothèque et j’aurais enfin le dressing de mes rêves”. Qu’importe si la maison en question fait à peine 100 mètres carrés de superficie, mon imagination ne se limite pas à ce genre de détails triviaux. Pourtant, j’habite un duplex superbe qui fait l’envie de tout qui le visite, mais tel le mec marié à une femme incroyable, qui la trompe avec une meuf qui ne lui arrive pas à la cheville, je ne peux pas m’empêcher de faire des infidélités mentales à mon chez-moi. Mais pourquoi?

En 2012 déjà, Le Vif avait décidé de s’intéresser de plus près au phénomène, mettant à jour les “Immo junkies” pour qui l’immobilier est une véritable drogue. Aux sources de cette brique dans la tête? La prolifération des applications Internet sur les sites immobiliers et des smartphones, d’une part, mais aussi un marché immobilier en hausse quasi constante (multiplication des prix par neuf en trente ans), ce qui pousse de plus en plus de personnes à “regarder mais pas acheter”. Même si certains vont plus loin. En effet, ainsi que Soraya Ghali, l’auteur de l’article, le souligne, “certains accros sont si atteints qu’ils n’hésitent pas à solliciter des agents immobiliers simplement pour visiter des biens gratuitement”, un phénomène que dénonce l’agent immobilier bruxellois Mathieu Delvaux.

Ils aiment se faire courtiser en se faisant passer pour des clients qu’ils ne sont pas, puis ils inventent n’importe quoi pour fuir les jambes à leur cou. En fait, ils n’ont bien souvent pas les moyens d’acheter les biens qu’ils visitent.


Si je n’en suis (heureusement) pas encore là, et que je ne compte d’ailleurs pas franchir ce cap, difficile de ne pas reconnaître mon profil dans la millenial jamais bien loin de son smartphone et un peu larguée par les prix de l’immobilier. J’ai beau habiter à Liège, où les tarifs sont bien en-dessous de ceux de Bruxelles, je ne peux pas m’empêcher de me demander comment font les gens en voyant défiler un taudis surévalué après l’autre, dont la rénovation serait aussi ruineuse en temps qu’en argent, avec, à la clef, un pouvoir d’achat compressé par la valeur du crédit à rembourser. D’autant qu’il faut encore l’obtenir ce crédit, et parvenir à rassembler l’apport nécessaire, qui tourne fréquemment aux alentours des 20.000 euros, difficiles à rassembler si papa-maman n’ont pas les poches bien remplies et le cœur (et le chéquier) sur la main.

Alors on scrolle, on épluche, on rénove mentalement, comme pour oublier qu’acheter est devenu de plus en plus compliqué pour la génération Y et celles qui la suivent; parce que jusqu’à preuve du contraire, rêver, c’est gratuit. Selon une étude réalisée en 2018 par Immoweb, les Millenials emprunteraient en moyenne 77% du prix d’achat de leur bien, contre 65% en moyenne pour la génération X. Ils apporteraient en outre 15% de fonds propres, complétés à hauteur de 7% en moyenne par la famille. Et s’ils empruntent de plus en plus, ils cherchent également de plus en plus leur futur bien sur Internet, ce qui amène un changement dans le milieu ainsi que le souligne le CEO d’Immoweb: “vu que les milléniaux font tout en ligne, notamment se préparer à l’achat d’une maison, ils doivent parvenir à les convaincre par le biais de ce canal”. Un canal fréquenté: outre-Quiévrain, 1 internaute sur 5 passait déjà plus d’une heure par mois sur les sites d’annonces immobilières. Des statistiques datant d’il y a une dizaine d’années, et dont on ne peut que supposer qu’elles ont augmenté depuis. Sans que les achats n’aient forcément suivi: à l’époque, l’enquête révélait que seul un tiers des visiteurs des sites immobiliers envisageait une acquisition dans l’année à venir.

Du lèche-vitrines inoffensif? Pas forcément: la psychiatre Catherine Bouvalet confiait ainsi à Soraya Ghali que l’immobilier est devenu une source de stress et d’angoisse, et que “certains individus ne passent jamais le cap par peur de l’engagement. Dans une ère de zapping permanent, les crédits à vingt ou trente ans sont en inadéquation avec les nouvelles temporalités. Ils impliquent une projection sur le long terme qui n’est tenable qu’avec une vision optimiste de l’avenir”. L’angoisse pour le futur aux fondations de l’addiction à l’immobilier en ligne? Logique, puisque ces annonces ne font finalement rien d’autre que vendre du rêve: celui d’une autre réalité, baignée de la douce lumière d’un shooting professionnel, où chaque chose est à sa place et où vos vêtements ont leur propre chambre. Peut-être que votre vie ne ressemble pas exactement à ce que vous aviez imaginé, mais en scrollant sur les sites d’immobilier, vous pouvez vous en imaginer une autre au gré des maisons qui défilent. Mais attention à ne pas oublier que l’herbe n’est jamais plus verte, même si l’annonce postée en ligne voudrait vous faire croire le contraire – c’est juste une question de filtres et de lumière, promis.

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