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La prémiocrité, le piège shopping auquel on ne sait pas résister

Kathleen Wuyard


Copies de meubles design moins chers mais pas pour autant bon marché, overdose de fast-fashion... La prémiocrité serait-elle le mal du siècle? Au croisement du haut de gamme et de la médiocrité, elle constitue en tout cas un piège auquel peu de consommateurs savent résister.



Poussez la porte d’un intérieur millenial au hasard, et voyez les preuves s’accumuler dans chaque pièce. Dans le salon, des copies de chaises Eames, le modèle “Shell”, photogénique au possible, mais aussi franchement pas donné, avec des prix qui démarrent à 395 euros la chaise. “Je les ai trouvées sur Amazon”, s’exclame joyeusement votre hôte, “elles ne m’ont coûté que 90 euros pièce”. Pas donné non plus, mais bien moins cher que l’original, ce qui donne l’illusion d’avoir fait une bonne affaire. Dans la salle de bains, des produits au packaging “façon Aesop”, moins chers mais aussi bien moins parfumés, s’étalent sous un ersatz de miroir Hay, déniché à prix cassé dans un magasin de déco hollandais, tandis que dans le dressing, la prémiocrité s’affiche sur chaque étagère. Ici, trois variations sur le cuir tressé de Bottega Veneta -aussi désirable qu’impayable dans son incarnation véritable-, là, une copie fast fashion des lunettes Saint Laurent XXL que toutes les modeuses ont au bout du nez, sans parler de cette réplique quasi à l’identique d’un sac haute-couture, “achetée pour 120 euros seulement sur un site chinois, t’imagines?”. Car c’est bien d’imagination, qu’il s’agit: au croisement du marché “premium” et du médiocre, la prémiocrité, mot-valise développé par le consultant américain Venkatesh Rao, fait passer des vessies pour des lanternes, sous l’oeil ébahi de consommateurs ravis de s’offrir “du luxe accessible”, sans réaliser que l’objet en question n’a plus de luxueux que sa connotation, et encore.

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De fausses économies


Toute personne qui a déjà dépensé plus de 100 euros en bougies à la figue bon marché et décevantes plutôt que de s’offrir l’objet de sa convoitise, la bougie figuier de Dyptique (75 euros), le sait. Tout comme ceux qui, attirés par la promesse de chaises tulipes “comme les Vitra mais 4 fois moins chères”, réalisent une fois celles-ci déballées que le rendu... n’est simplement pas le même. Et pourtant, le concept, loin de faiblir, ne semble faire que gagner en puissance, et il n’est désormais pas rare qu’une pièce ait à peine eu le temps d’apparaître sur un podium ou dans un magazine de design qu’elle ait déjà été copiée 5 fois, avec plus ou moins de succès. Une offre qui répond à une demande croissante, les réseaux sociaux entretenant l’envie de s’offrir une vie qu’on ne peut pas se payer, et tant pis si en cherchant à l’obtenir à l’économie, on perd en qualité, sans vraiment y gagner tellement financièrement.

Louise en sait quelque chose: dans sa quête d’une version aussi entêtante mais plus accessible de son parfum fétiche, elle estime avoir dépensé pas moins du double du prix d’un flacon. “C’est un parfum de niche, aux notes ultra entêtantes de poire, qui sont non seulement rares en parfumerie, mais hyper fraîches et gourmandes ici. Ma maman m’a offert la première bouteille, et quand j’ai voulu en racheter une, j’ai halluciné: plus de 150 euros le flacon, la piqûre!”.

J’ai trouvé le bon filon: demander à chaque fois une nouvelle bouteille à Noël... Sauf que même en l’économisant, impossible de tenir un an. Entre les coups, je me suis mise à la recherche d’autres parfums à la poire, plus accessibles financièrement, en étant déçue à chaque fois du rendu... Surtout qu’à force, entre un flacon à 45 euros par-ci, et une version “luxe” à 80 euros par-là, j’ai bien dépensé le double du prix d’un flacon de mon parfum”.


Paul, lui, a voulu s’offrir une version moins coûteuse de la table basse Elliptical de Vitra (près de 2.000 euros neuve) et a été enchanté d’en trouver une copie approximative sur un site de meubles made in China. Jusqu’à ce que son colis arrive: “au final, j’ai payé 250 euros pour une mocheté faite en matériaux ultra cheap, et surtout, complètement bancale... J’ai tenu deux mois avant de craquer et de la revendre 70 euros sur Marketplace, en ayant encore l’impression d’arnaquer l’acheteur, alors que c’était moins d’un tiers que ce que j’avais payé”.



Au fond, serions-nous tous prémiocres? Dans un article pour The Atlantic, la journaliste américaine Amanda Mull explore le phénomène, et dénonce une matière de penser résolument millenial, qui impacte aujourd’hui inconsciemment le moindre de nos achats. Un piège qu’elle attribue à la présence inévitable d’une multitude d’options acceptables, que rien ne distingue vraiment les unes des autres, et qui donne lieu selon elle à une véritable “dysphorie de consommation”.

N’importe qui peut voir comment les riches et les influenceurs dépensent leur argent grâce aux réseaux sociaux, et juste quand vous acceptez le fait que vous ne pouvez pas répliquer leur mode de vie, Internet vous offre une brassée d’options à petit prix et autres contrefaçons, parfaites pour vous offrir une vie que vous n’avez pas les moyens de mener”.


Et tant pis, si au passage, les consommateurs sont pris au piège d’un engrenage sans fin: la qualité a un prix, et ainsi qu’Amanda Mull l’a appris à ses dépens en achetant des copies de chaises Eames aux fixations mal ajustées, qui ont fini par précipiter une invitée à terre lorsqu’elle a voulu s’asseoir, il n’y a pas moyen d’obtenir du luxe sans le portefeuille qui va avec. La solution? “Racheter une autre version. On se laisse avoir par une “affaire” qui a l’air trop belle pour être vraie, et quand on réalise que c’est le cas, on achète simplement un autre modèle”.

Une aura d’exclusivité


Génération moutons, incapables de résister à l’appel de la consommation? Pour Venkatesh Rao, premier à avoir développé le concept de “premiocre”, le mécanisme est plus compliqué. Définissant la prémiocrité comme un spectre allant de l’huile de truffe à la meilleure bouteille de vin d’un restaurant bon marché, sans oublier la classe “economy plus” en avion, l’Américain explique que l’essence même du phénomène est une préparation optimiste au succès, en faisant tout pour apparaître au bon endroit, au bon moment, avec les accessoires nécessaires, sans forcément savoir comment exploiter la fenêtre d’opportunité créée par cette illusion d’appartenance.

La prémiocrité consiste à créer autour de soi une aura d’exclusivité, qui n’exclut en réalité personne et est accessible au plus grand nombre”.


Cela fait d’ailleurs partie du plaisir: qui ne s’est pas gaussé en trouvant une cagette pastel à moins d’un euro chez Zeeman (contre une dizaine d’euros pour la version originale signée Hay), partageant joyeusement le bon plan avec les copines curieuses? Qui n’a jamais fièrement annoncé, quand on admirait son sac/sa pièce design/... que c’était un faux, payé 5 fois moins cher que l’inspiration? Parce qu’elle est financièrement accessible, la prémiocrité est inclusive, et fait même parfois office de liant social.



“La prémiocrité est un comportement de consommation qui signale publiquement un désir de mobilité sociale, ainsi qu’une volonté d’appartenance, tout en négociant les périls et l’anxiété liés à l’insécurité économique qui frappe les millenials” développe Venkatesh Rao. Qui ajoute, pince-sans-rire, qu’il y a des choses plus importantes que de faire preuve de bon goût, parvenir à payer son loyer, par exemple. “Mais au moins, prétendre avoir bon goût est un mécanisme qui permet de ne pas se laisser happer par la morosité ambiante”. Amanda Mull, elle, offre une autre explication.

C’est grisant de croire juste pour un instant que peut-être qu’au fond, ce sont les riches qui se font avoir, en dépensant tellement plus que nous pour des acquisitions pas plus épatantes que celles que Monsieur et Madame Tout-le-monde peuvent se payer”.


Même s’il y a fort à parier que contrairement aux copies en ligne, les chaises Eames véritables, elles, ne s’écroulent pas quand on s’y assied... Comble de l’ironie? Tandis que la classe moyenne s’achète des répliques bon marché des indispensables de l’upper class, cette dernière n’hésite pas à s’offrir des versions luxueuses et impayables de produits cheap, entre sac IKEA revu par Balenciaga avec un prix à 4 chiffres, ou “sac en papier” signé Alexander Wang. La preuve ultime qu’au fond, le bon goût n’a pas de prix?



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Photo de couverture: Chaise “Eames” Cdiscount, cagettes Hay

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