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On a rencontré Florence Dupré la Tour, autrice de la BD ““Pucelle””

Julie Braun
Julie Braun Journaliste

On a rencontré Florence Dupré la Tour, autrice de la BD Pucelle! Née en 1978, elle a grandi dans un univers bourgeois où la femme était soumise et la sexualité tabou. Si on ne pouvait pas en parler, c’était forcément honteux. Pour combler les silences, elle a usé de son imagination débordante… Aujourd’hui, elle nous raconte son enfance et son adolescence dans une série BD autobiographique aussi cruelle que drôle. On adore!

Comment avez-vous eu l’idée d’écrire sur votre enfance, votre adolescence?


“C’est une nécessité que j’ai toujours ressentie. En commençant la bande dessinée, je savais que j’allais raconter mon histoire personnelle, un jour, car elle était omniprésente dans ma psyché. Mais j’attendais le bon moment. Je savais que je n’avais pas encore toutes les clés pour en parler correctement. J’ai donc commencé par écrire de la fiction, dans laquelle on peut retrouver des thématiques présentes dans Cruelle, Pucelle… Et plus tard, Jumelle, le prochain album. Une fois que j’ai mûri, autour de 35 ans, j’ai eu le recul et la capacité de nommer mon vécu. J’avais besoin de cette maturité de l’écriture. Je ne voulais pas mal raconter ses souvenirs, extrêmement précieux pour moi. Ils sont peut-être terribles, mais ils sont drôles, aussi.”

Vous aviez plutôt l’impression que votre vécu était différent de celui des autres ou qu’il était représentatif d’une époque, d’une éducation?


“On vit tous des choses différentes et, en même temps, on vit tous des choses similaires. C’est ce qu’il y a de très particulier avec l’autobiographie. C’est quand on raconte une anecdote de la façon la plus intime, qu’on va au plus proche du ressenti, que des gens disent: j’ai vécu la même chose, pas de la même manière, mais ce ressenti, c’est exactement ce que j’ai vécu. Tout le monde n’est pas issu d’une famille bourgeoise ou n’a pas voyagé comme j’ai eu l’occasion de le faire… Mais le non-dit à propos des relations sexuelles, oui, je pense que c’est lié à une certaine époque. Cependant encore aujourd’hui de nombreuses familles vivent dans le non-dit. Même si la jeunesse a accès à une éducation sexuelle par les réseaux. Certaines questions arrivent enfin dans le débat, comme le harcèlement de rue, l’endométriose, la violence obstétricale… Il y a 25 ans, ces mots n’existaient pas. Les femmes étaient donc obligées de prendre sur elles, car la violence n’était pas nommée. C’était considéré comme normal.”

Les femmes étaient obligées de prendre sur elles, car la violence n’était pas nommée. C’était considéré comme normal. »

La place de la femme était aussi particulière dans votre entourage…


“Oui, c’est le cas dans beaucoup de familles. Mes parents sont issus d’une génération où le vote des femmes, la possibilité d’avorter, n’étaient pas si anciens. C’est la génération qui a pénalisé le viol: avant c’était permis! On peut comprendre que les choses avancent lentement pour eux.”

Quand vous étiez enfant, vous avez manqué de bons modèles féminins, vous pensez que ça a changé aujourd’hui?


“Il y en avait, mais il n’étaient pas médiatisés. Le modèle médiatisé était la femme soumise, victime, très apprêtée, qui hurle… On voit souvent des petites filles hurler, alors qu’en réalité j’ai rarement entendu une petite fille hurler, mais des garçons bien ! Dans les années 80, l’image de la femme était terrifiante. C’était difficile de se projeter dans un autre modèle, car c’est ce qui était présenté comme désirable. Aujourd’hui, on peut avoir un avis critique beaucoup plus jeune grâce à cet accès aux lectures féministes open source : il suffit de se connecter. Mon premier écrit féministe, je l’ai lu à 35 ans ! Ça fait vieux quand même, ça craint! (rires)”

Dans les années 80, l’image de la femme était terrifiante. »

Dans les livres d’Histoire, on parlait toujours au masculin et la femme n’y apparaissait pas non plus…


“C’est vrai et ça l’est encore. La femme est représentée par le vide. L’absence. Le trou. On parle du sexe féminin comme d’un trou, alors que quand on sort le sexe féminin, c’est un sacré morceau de viande ! (rires) Mais c’est très pratique de considérer les femmes comme du rien. Car quelqu’un qui n’est rien, on peut le traiter n’importe comment.”

C’est très pratique de considérer les femmes comme du rien. Car quelqu’un qui n’est rien, on peut le traiter n’importe comment. »

Vous pensez que l’écriture inclusive peut permettre de rendre la femme visible?


“Je n’ai pas d’avis tranché sur la question. Parfois, je trouve ça formidable et parfois je trouve ça compliqué à mettre en place, niveau praticité et apprentissage. Mais je n’ai pas de problème d’esthétique de la langue. Je trouve formidable de pouvoir dire ‘autrice’.”

Avez-vous l’impression d’être encore marquée par cette enfance, de devoir lutter contre des réflexes ou des comportements?


“Oui, j’ai encore des biais misogynes et des biais racistes. C’est difficile à déconstruire. C’est facile d’avoir un discours, mais dans la vie de tous les jours, on peut se surprendre. Par exemple, un réflexe raciste que je constate chez moi, c’est la condescendance. C’est immonde! Mais ça vient sans que je m’en rende compte et quand je le réalise, je me trouve horrible. Pour la misogynie, c’est pareil. Avant, je ne me rendais pas du tout compte de ce que je faisais. Pendant très longtemps, je n’ai pas pu avoir une amie fille. Je n’avais que des amis garçons. Parce que la fille n’avait pas de valeur pour moi. J’ai mis du temps à comprendre que j’avais beaucoup plus d’intérêt à avoir des amies filles, qu’elles étaient beaucoup plus intéressantes et me voulaient moins de mal que mes amis garçons.”

Pendant très longtemps, je n’ai pas pu avoir une amie fille. Je n’avais que des amis garçons. Parce que la fille n’avait pas de valeur pour moi. »

En quoi vous voulaient-ils du mal, vos amis garçons?


“C’est peut-être un peu brutal de dire ça, mais ils ne me considéraient pas comme leur égale. Ce qui est déjà un mal absolu. Et puis, je vois régulièrement, dans des groupes de jeunes, des garçons menacer les filles, faire semblant de leur donner des petits coups de boule. Ça les fait marrer, ils disent que ce n’est rien. Mais ils savent qu’en réalité c’est grave. Ils créent une ambiance de malaise avec les filles.”

Ça vous a fait du bien de vous replonger dans ces souvenirs?


“Oui, j’ai pris un plaisir jouissif d’écriture. Ce qui m’intéresse, ce sont d’abord des questions d’écriture. C’est un plaisir intellectuel, d’écrire, de construire une histoire. Et un plaisir sensitif, avec le dessin. Quand on dessine à la plume, à l’aquarelle, on a évidemment un plaisir sensible.”

C’était important pour vous que ces souvenirs souvent durs soient drôles, notamment grâce au dessin?


“Oui, le dessin est très clairement caricatural, issu d’une école de dessin assez spontané, qui va chercher plutôt l’expressivité. On peut citer Reiser, Claire Bretécher, Catherine Meurisse, Marion Montaigne, mais aussi des mangas… Cette caricature des expressions est en réalité est une approche réaliste des émotions des personnages. Vous comme moi, on vit des émotions très violentes, très fortes, mais on ne les montre pas. Pour moi, ces visages grimaçants, parfois très retenus et qui explosent complètement, montrent la réalité de ce que vivent les personnages.”

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 Y a-t-il eu des scènes plus difficiles que d’autres à retranscrire?


“Non. Parfois je coince, comme tout le monde, sur une portion d’histoire, sur une scène. Mais j’aime bien coincer, car ça veut dire qu’il va falloir que je cherche la bonne façon de l’aborder. J’aime beaucoup procéder dans l’écriture un peu comme Marcel Proust, que j’ai beaucoup lu quand j’étais jeune. La phrase proustienne évoque un élément. Ensuite, elle fait un détour et ce détour va illustrer et enluminer cet élément premier. Elle revient enfin à cet élément premier d’une autre manière, tout en l’ayant illustré par un autre chemin. J’aime me creuser la cervelle pour trouver la bonne image et le bon chemin.”

Dans vos rencontres avec le public, vous avez eu des réactions de lecteurs ou lectrices qui se sont reconnu·e·s?


“Bien sûr, tout le temps. Beaucoup de femmes, mais aussi des hommes. Certains me disent: ‘Ça je l’ai vécu.’ Ils ont eu les mêmes questionnements, même si ce ne sont pas les mêmes enjeux pour les garçons. D’autres me disent: ‘C’était nul, mais j’ai fait le même type de choses.’ Et puis, il y a aussi énormément de parents qui me disent que ça leur a permis de parler à leurs enfants.”

Vous êtes engagée contre le sexisme en BD, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir?


“Oui, comme partout. Mais il se trouve qu’il y a des déviances particulières dans le monde de l’art, car la figure de l’artiste est très sacralisée. Les métiers artistiques sont extrêmement précaires et cela augmente forcément les violences sociales. On marche sur la gueule du voisin. (rires) Je plaisante un peu, mais pas tant que ça. Il y a un syndicat des auteurs de bande dessinée, mais les femmes se sont longtemps senties très seules, d’abord car elles étaient peu nombreuses. Et petit à petit, elles se sont fédérées. À partir de 2000-2010, il y a eu plus de femmes et elles se sont parlé, ont réalisé qu’elles vivaient les mêmes choses et qu’il fallait réagir. Et puis certains auteurs se comportaient comme des merdes. Il y a encore beaucoup de sexisme, mais les choses avancent.”

Cruelle, Pucelle débutante et Pucelle confirmée, de Florence Dupré la Tour, éd. Dargaud. Feuilletez les premières pages de cette BD sur le site de l’éditeur.

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